Le rythme de nos vies modernes est devenu un sujet central de réflexion pour les philosophes contemporains, et l’échange entre Pascal Chabot et Hélène L’Heuillet dans Philosophie Magazine d'octobre 2024 nous éclaire sur cette question essentielle : Comment trouver un rythme qui donne sens à nos existences sans nous aliéner ? Philosophe spécialiste du burn-out, Chabot a récemment publié Un sens à la vie, où il examine la quête de sens dans un monde qui semble parfois dénué de repères clairs. De son côté, Hélène L’Heuillet, philosophe et psychanalyste, analyse dans Le Vide qui est en nous l'attrait croissant de nos sociétés pour le vide et la pause.
La polyphonie des rythmes
Pascal Chabot décrit nos vies comme une « polyphonie de rythmes » qui coexistent et s’entrelacent, formant une mélodie faite d’instants familiaux, professionnels, numériques et sociaux. Pour lui, nos journées sont une sorte de symphonie, faite de multiples connexions avec différents temps et temporalités : celui des enfants, du travail, des amis, et même celui de la nature ou des animaux. Il parle d’une sorte de « basse continue » : le rythme du corps, cette constante physiologique qui nous accompagne toujours.
Chabot insiste sur l'importance de se synchroniser non seulement avec les rythmes sociaux, mais aussi avec ceux qui échappent à notre contrôle, comme le temps des jardins ou des saisons. Cette multiplicité rend la vie plus riche, plus vivable, en évitant l’écueil de l’absurde. L’idée n’est pas de trouver un rythme parfait, mais d’être attentif aux diverses temporalités qui façonnent notre quotidien, de les écouter, comme on le ferait avec une composition musicale.
Rythmes sociaux et liberté
Pour Hélène L’Heuillet, le rythme est une articulation entre trois dimensions : le rapport aux autres (les rôles sociaux, les attentes), les circonstances extérieures et notre pulsionnalité propre. Selon elle, un bon rythme ne consiste pas nécessairement à rechercher l’harmonie, mais à s’adapter aux circonstances tout en laissant des moments de vide. Elle insiste sur l’importance de l’intervalle, de la pause, qui devient une condition pour préserver notre liberté personnelle. Ces moments vides, loin d’être un simple « temps mort », sont au contraire essentiels pour maintenir notre intégrité face aux exigences sociales.
L’Heuillet propose une approche nuancée du rythme : loin d’être un simple équilibre ou une cadence régulière, il s’agit d’un ajustement constant entre ce qui nous est imposé de l’extérieur et ce que nous ressentons intérieurement. Elle prend l’exemple des psychanalystes, dont le rythme de travail est souvent dicté par leurs patients tardifs : la clé pour tenir, selon Lacan, est « de ne pas être fatigué », autrement dit, de rester connecté à son désir. Ainsi, pour L’Heuillet, un bon rythme est celui qui permet de rester en accord avec son propre désir, sans se laisser complètement envahir par les impératifs extérieurs.
Le piège du temps numérique
Les deux philosophes abordent aussi la question du numérique, ce « sur-conscient » que Pascal Chabot qualifie d'aliénant. Dans une époque où l’on consulte son téléphone des centaines de fois par jour, le temps numérique fragmente nos existences, rendant difficile la concentration continue sur une seule tâche. Ce temps fragmenté devient alors une nouvelle forme d’aliénation. Chabot parle de « digitoses », ces pathologies nées de la surcharge numérique, qui nous plongent dans une temporalité imposée et morcelée, nous déconnectant peu à peu de notre propre rythme intérieur.
Hélène L'Heuillet réagit à cette notion en parlant de « servitude volontaire ». Si ce temps numérique nous asservit, c'est aussi parce que nous l'acceptons et nous y plions sans résistance. Elle fait remarquer que nous sommes désormais incapables de tolérer la moindre défaillance : dès qu’un trou de mémoire survient, nous sortons notre téléphone pour vérifier instantanément. Cela efface une dimension essentielle de l’expérience humaine : la possibilité de l’oubli, de l’échec, de la lenteur. Pour L'Heuillet, c'est justement dans ces moments de « vide » ou de pause que se manifeste l’inconscient, cette altérité en nous.
Le rythme comme résistance
L’Heuillet et Chabot s'accordent sur le fait que le rapport au temps est aussi un rapport de pouvoir. Historiquement, les cloches des villages rythmaient la vie collective, synchronisant les consciences dans un temps social hiérarchique. Aujourd’hui, cette hiérarchie a disparu, mais la maîtrise du temps reste cruciale, notamment dans le monde du travail. Les deux philosophes mettent en avant l’idée que les pauses et les intervalles sont des formes de résistance à une gestion managériale du temps qui tend à les supprimer au nom de l’efficacité.
Dans cette perspective, Chabot va plus loin en affirmant que le sens de la vie est directement lié au rythme. Un « mauvais rythme », celui qui nous fait perdre pied ou qui nous nie, nous plonge dans l’absurde. Au contraire, un rythme juste alimente notre quête de sens. La musique de nos vies, dit-il, n’est pas écrite à l’avance : elle s’improvise au fil des circonstances, des surprises et des inspirations du moment.
La valeur du vide
Finalement, l’échange entre Chabot et L'Heuillet nous rappelle que la vie ne peut pas être réduite à une course de performances, ni à un curriculum vitae linéaire. L'Heuillet évoque les jeunes générations qui ressentent une immense pression à atteindre des objectifs professionnels avant trente ans, sous peine de se considérer comme des « ratés ». Or, la vie ne peut être vécue à ce rythme de compétition permanente : il faut, selon elle, accepter les intervalles, les moments où rien ne se passe en apparence, car c’est souvent dans ces pauses que la vie prend tout son sens.
Elle cite Rousseau, qui dans ses Rêveries disait : « J’ai senti que j’ai vécu ». Cette sensation de vivre pleinement ne vient pas des réussites ou des accomplissements, mais des moments où l’on se reconnecte à soi-même, en dehors des attentes sociales. Chabot, de son côté, ajoute que la vie n’est jamais aussi riche que lorsqu’elle se laisse surprendre par l’inattendu, comme ces moments où, face à un étudiant lors d’un examen, le temps semble s’arrêter pour laisser place à une écoute renouvelée.
À travers cet échange, Pascal Chabot et Hélène L'Heuillet nous offrent une réflexion profonde sur notre rapport au temps. Ils nous rappellent que la quête du bon rythme n’est pas une affaire de productivité ou de contrôle, mais d’ouverture à la pluralité des rythmes qui composent notre existence. Ils nous incitent à résister aux injonctions de vitesse et d’efficacité, et à cultiver des moments de pause, de vide, essentiels pour redonner du sens à nos vies.
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Philosophie Magazine. (2024, octobre). Silence, ça pulse ! . Philosophie Magazine, (183), 62-66.
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