L’imagination comme soin
- Sandie Carissan
- il y a 21 heures
- 4 min de lecture

Il m’arrive souvent de ressentir combien le réel peut être difficile à habiter.
Vivre, penser, avancer demandent une énergie intérieure immense que l’évidence du quotidien ne suffit pas toujours à nourrir.
Depuis longtemps, ce sont la philosophie, les penseurs, l’écriture, l'art, l’imagination qui m’aident à rendre ce réel plus habitable.Ils sont pour moi des compagnons silencieux, ouvrant des espaces respirables.
C’est aussi ce besoin de remettre du sens, de réenchanter le réel sans le fuir, qui m’a conduite à devenir praticienne narrative, en parallèle de mon métier de psychosociologue.
Les pratiques narratives ont pour moi une importance toute particulière : elles offrent un espace où l’on peut, même au cœur de l’épreuve, renouer avec ses ressources, redonner du souffle à son histoire, et retrouver un chemin de sens.
C’est cette même confiance dans la puissance de la parole et de la création que j’ai retrouvée chez Cynthia Fleury, à travers sa réhabilitation si précieuse du mot imagination vera : une imagination qui accueille le réel – parfois dans toute sa rudesse – pour en faire une matière vivante et habitable.
C’est dans cet esprit que je tenterai, avec des mots simples, de vous partager ce qui relie pour moi pratiques narratives et imagination vera.
Aux origines d’une imagination fidèle au réel
Le terme imagination vera provient de la philosophie de la Renaissance et a été réinvesti par des penseurs modernes comme Gaston Bachelard, Carl Gustav Jung ou Henri Corbin.
À la différence de l’imagination fantaisiste, qui s’éloigne du réel ou le transforme en pur rêve, l’imagination vera est une imagination qui dit vrai :
Elle respecte la réalité intérieure du sujet (ses émotions, ses blessures, ses espoirs),
Mais elle crée aussi une forme, qui permet de transformer cette réalité en chemin de sens.
Autrement dit, l’imagination vera est à la fois un acte de connaissance et un acte de création : elle éclaire l’expérience vécue, tout en permettant de l’habiter autrement, de la rendre vivable.
Quand imaginer devient un acte de soin
Dans cette quête d’un réel habitable, Cynthia Fleury, dans son ouvrage Le soin est un humanisme, offre un regard précieux : pour elle, l’imagination vera n’est pas un détour, mais un acte de soin à part entière.
Dans ce livre où elle explore comment le soin devient une condition de l’humanisme et de l’individuation (c’est-à-dire le processus par lequel une personne devient pleinement elle-même, en assumant sa singularité tout en restant liée au monde), elle montre que l’imagination n’est pas une fuite hors du réel, mais une manière de lui donner forme, de le traverser.
Elle devient ce geste discret mais essentiel qui permet, au cœur même de l’épreuve, de tisser du sens, de garder vivant ce qui pourrait sombrer.
Donner forme à l’épreuve pour mieux l’habiter
Lorsqu’une personne traverse une grande épreuve (maladie, deuil, crise existentielle), le réel peut devenir chaotique voire insoutenable. La fonction de l’imagination vera est d’inventer des formes symboliques (récits, images, rituels) pour donner une structure à cette expérience, sans la fuir ni la déformer.
Par exemple, lorsqu’une personne traverse une dépression, elle peut éprouver sa vie comme un désert, sans repères ni direction. Peu à peu, à travers des formes d’expression comme l’écriture, le dessin, ou simplement le dialogue, elle peut commencer à esquisser un chemin de vie : une trajectoire qui relie ce qu’elle a traversé, les forces intérieures qu’elle a mobilisées, les liens qui l’ont soutenue, et les désirs fragiles qui continuent de l’habiter.
C’est une manière de retisser son histoire, de mettre en lumière, même au cœur des épreuves, les fils de continuité, de résistance et d’espérance qui demeurent vivants.
C’est une forme d’élaboration imaginative, où l’histoire personnelle cesse d’être une succession d’accidents subis pour devenir un espace habité, un territoire en devenir.
Imaginer pour recréer son monde intérieur
Dans Le soin est un humanisme, Cynthia Fleury rappelle que soigner, ce n’est pas uniquement soulager un symptôme physique. C’est accompagner le sujet dans la recréation de son monde intérieur, lui permettre de redevenir acteur de sa propre histoire, de réinventer ses rapports au temps, au corps, aux autres.
Sans ce travail d’imagination vera, le soin risque de se réduire à une simple technique froide, incapable d’atteindre la vie profonde du sujet.
L’imagination vera à l’œuvre dans nos récits
La philosophie de l’imagination vera trouve un écho très fort dans les pratiques narratives, développées par Michael White et David Epston.
Les pratiques narratives partent d’un principe simple : nous devenons ce que nous racontons de nous-mêmes. Lorsque notre histoire dominante devient enfermante ("je suis brisé", "je suis un échec"), il s'agit d'ouvrir de nouveaux récits, plus riches, plus nuancés, plus vivants.
Travailler en narratif, ce n’est pas inventer une fiction irréaliste ; c’est reconnaître et revaloriser des aspects réels de notre histoire souvent mis de côté ou oubliés. C’est, là aussi, un acte d’imagination vera.
Parmi les outils des pratiques narratives, l’exercice de l'Arbre de vie illustre parfaitement cette approche.
La.e participant.e est invité.e à représenter sa vie comme un arbre :
les racines pour ses origines et ses soutiens,
le tronc pour ses compétences et ses valeurs,
les branches pour ses rêves et projets,
les feuilles pour les personnes qui comptent,
les fruits pour les réussites et les héritages.
À travers ce travail imagé, la personne redonne cohérence et profondeur à son existence.Elle se reconnecte à ses ressources, à ses aspirations, elle réinvente son histoire sans nier ce qu’elle a traversé.
C’est exactement l’esprit de l’imagination vera : transformer le réel vécu, même difficile, en terrain habitable, en puissance de vie.
Imaginer pour continuer d'habiter sa vie
L’imagination vera et les pratiques narratives partagent une intuition fondamentale : se reconstruire, se soigner, c’est retrouver la capacité d’imaginer à partir de ce qui est vécu. Il ne s’agit pas de fuir l’épreuve, mais de lui donner forme.
Créer du sens, du lien, de la profondeur dans ce qui semblait chaotique, est un acte vital pour rester vivant, debout, créatif.
Car au fond, que faisons-nous d’autre, face à la fragilité du monde, que de chercher à tisser des chemins habitables ?
Inventer des récits, non pour fuir ce qui est, mais pour mieux s'y mouvoir.
S’autoriser à imaginer, pour continuer d’habiter sa propre vie avec fidélité, tendresse et courage.
C’est peut-être cela, au plus intime, le soin : non pas réparer ce qui a été brisé, mais retrouver en soi la capacité de créer, encore, à partir de ce qui reste.
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Fleury, C. (2019). Le soin est un humanisme. Gallimard.
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