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Le soin est un humanisme

  • Photo du rédacteur: Sandie Carissan
    Sandie Carissan
  • 25 févr.
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 3 jours



Face aux crises contemporaines - écologiques, démocratiques, sanitaires, subjectives -, où l’accélération des rythmes de vie, la quantification des existences et la logique marchande tendent à éroder la dignité humaine, Cynthia Fleury propose une réflexion puissante et salvatrice sur le soin. Dans Le soin est un humanisme, elle élève le soin au rang de principe politique et existentiel, loin d’un acte strictement médical ou compassionnel. Le soin devient un geste fondateur de l’humanisme, une forme d’engagement envers soi, autrui et le monde.

Le soin, pour Fleury, n’est pas une simple action de réparation, mais une dynamique de relation, de responsabilité et de création. Il est l’élément qui permet de se constituer comme sujet libre, tout en maintenant le lien avec la communauté humaine.


Le soin comme fondement éthique de l’humanisme

Cynthia Fleury reprend l’existentialisme de Sartre, qui affirmait que l’homme n’a pas d’essence prédéfinie, mais qu’il est ce qu’il fait de lui-même, et qu’en se construisant, il choisit aussi une certaine vision de l’humanité. Fleury s’appuie sur cette idée, mais elle la réoriente : au lieu de mettre l’accent uniquement sur la liberté individuelle, elle insiste sur l’engagement relationnel que suppose cette liberté. Autrement dit, se construire comme sujet, ce n’est pas seulement faire des choix, c’est aussi prendre soin des autres, et s’inscrire dans un tissu de responsabilités mutuelles. Elle propose ainsi une forme d’anthropologie de l’engagement, où le lien à autrui, la solidarité, et le souci de l’autre sont constitutifs de l’existence humaine.

Contrairement à une vision du soin centrée uniquement sur les techniques médicales ou les protocoles, Cynthia Fleury affirme que le soin commence par la personne elle-même. Pour elle, prendre soin de soi, c’est déjà participer à rendre le monde plus juste et plus vivable. Le soin n’est pas seulement un geste pratique : c’est une manière d’être attentif aux autres, de prendre ses responsabilités, et de s’impliquer dans la vie de manière consciente et engagée.


Vulnérabilité : condition humaine et puissance d’individuation

Contre l’idée que la vulnérabilité serait un déficit ou une déchéance, Fleury la pense comme une matière première de l’autonomie. Elle s’inspire ici notamment de Georges Canguilhem, (philosophe et médecin, qui ne considère pas la maladie comme une simple anomalie ou une faiblesse, mais comme une façon pour le vivant de créer de nouvelles normes de vie). La santé n’est pas le retour à une norme idéale, mais la capacité à inventer une nouvelle manière d’exister dans un contexte donné.

Autrement dit, on ne guérit pas “en revenant à ce qu’on était avant”, mais en réinventant son rapport à la vie, avec la blessure, avec le manque, avec la transformation de soi. C’est là que le soin rejoint un processus d’individuation : faire émerger un sujet libre, lucide, responsable.


L’élaboration imaginative : rendre le réel habitable

Fleury s’appuie sur Winnicott pour introduire la notion d’élaboration imaginative, qu’elle relie à la tradition de l’imaginatio vera. Il s’agit d’une imagination qui ne fuit pas le réel, mais qui le transforme en le rendant symboliquement habitable. Un soin véritable est donc toujours créatif. Il implique une faculté d’inventer, de rêver, de mettre en forme, pour que le sujet puisse traverser l’épreuve sans s’y perdre.


Un exemple concret de cette élaboration imaginative peut être trouvé dans les ateliers "Arbre de vie", que je propose en accompagnement. Ces ateliers, issus des pratiques narratives, permettent à des personnes en souffrance de représenter leur parcours, leurs ressources, leurs valeurs, sous forme d’un arbre. Le tronc représente les forces et les savoirs, les racines les origines et les soutiens, les branches les rêves et projets. Par ce processus, les participants redonnent du sens à leur histoire, reconstruisent leur identité au-delà du trauma, et se reconnectent à leur puissance d’agir. Ils n’inventent pas un monde irréel, mais ils donnent forme à ce qu’ils vivent pour mieux s’y tenir.

C’est cela, l’imagination vera : une imagination qui transforme sans travestir, qui permet de dire l’indicible, de relier ce qui semblait éclaté, et d’habiter autrement un réel difficile.


Soigner l’hôpital, soigner l’institution

Fleury reprend les apports de la psychothérapie institutionnelle (Oury, Tosquelles, Guattari) pour affirmer que l’institution elle-même peut être malade. Le soin ne peut être efficace que s’il est porté par des structures saines capables d’accueillir la subjectivité, d’être souples, critiques. Un hôpital, une école, un État de droit doivent intégrer une éthique de la sollicitude et de la patience, pas seulement de la performance. Sinon, ils deviennent pathogènes, c’est-à-dire qu’ils produisent de la désubjectivation (le fait de perdre le sentiment d’être un sujet), de l’épuisement, de la violence symbolique.


La démocratie comme soin partagé

Cynthia Fleury relie soin et démocratie : soigner le lien social, c’est redonner voix aux invisibles, c’est faire de chaque citoyen un acteur de son propre récit, et non un numéro ou un usager passif. Elle parle d’une politique du savoir et de l’attention, où chacun aurait le droit de penser, de parler, de contribuer à la co-construction du sens commun.

Ainsi, le soin devient politique : c’est une lutte contre l’indifférence, contre la réification (le fait de traiter une personne comme une chose) des êtres, contre la tentation de la disparition. C’est une manière d’habiter le monde avec les autres, en profondeur et en lucidité.


Un soin qui transforme l’individu et la société

Dans Le soin est un humanisme, Cynthia Fleury ne nous parle pas seulement des hôpitaux ou de la médecine. Elle nous parle de la manière dont nous vivons, dont nous écoutons, dont nous nous tenons debout dans un monde fragile. Elle nous montre que prendre soin, ce n’est pas assister, c’est accompagner l’autre vers sa propre souveraineté, c’est bâtir une société où la subjectivité est une force, et non une charge.

Le soin, l’imagination et la démocratie sont, chez elle, les piliers d’une réinvention de l’humanisme : non pas comme une notion abstraite, mais comme une réponse concrète aux urgences de notre temps.


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Dans un monde marqué par l’accélération des rythmes de vie, la marchandisation du temps et la déshumanisation des relations, le soin et l’otium se présentent comme des réponses aux crises contemporaines. Ces deux concepts, bien que distincts dans leur origine et leur portée, partagent une critique commune des dérives capitalistes et proposent des alternatives fondées sur la dignité, la réflexion et la solidarité.


Le soin : une éthique universelle

Le soin, tel que pensé par Cynthia Fleury dans Le Soin est un humanisme, dépasse le cadre strictement médical pour devenir une éthique universelle. Il repose sur la reconnaissance de la vulnérabilité humaine, non pas comme une faiblesse à éradiquer, mais comme une condition fondamentale de l’existence et une source potentielle de transformation. En revalorisant des pratiques souvent invisibilisées comme la sollicitude et l’attention, Fleury insiste sur le fait que soigner, c’est avant tout reconnaître la singularité de l’autre et lui offrir un espace où il peut retrouver son autonomie.


L’otium : un temps libéré pour la réflexion

L’otium, quant à lui, puise ses origines dans la pensée antique. Ce loisir fécond, libéré des urgences matérielles et des injonctions à la productivité, offre un espace pour la réflexion, la contemplation et la quête de sagesse. Aujourd’hui, cette notion résonne de manière particulièrement forte face aux logiques consuméristes et à l’économie de l’attention, qui capturent et détournent notre temps libre au profit de l’industrie numérique. L’otium s’oppose à ces dynamiques aliénantes en invitant chacun à réinvestir son temps dans des activités porteuses de sens.


Une critique commune des dérives capitalistes

Ces deux approches partagent une critique profonde des logiques capitalistes et gestionnaires qui réduisent les individus à des ressources ou à des consommateurs. Cynthia Fleury dénonce une vision du soin dominée par des impératifs de rentabilité, où les soignants, épuisés par des cadences insoutenables, ne peuvent plus exercer leur métier dans sa dimension relationnelle. De son côté, l’otium pointe la manière dont le temps libre est vampirisé par des dispositifs numériques conçus pour capter l’attention et générer des profits, privant ainsi les individus de toute possibilité de recul ou de réflexion.


Restaurer la dignité et l’autonomie

Mais au-delà de cette critique, soin et otium convergent dans leur capacité à restaurer la dignité et l’autonomie des individus. Le soin redonne une valeur à ceux qui sont souvent invisibilisés par la société, comme les malades, les personnes âgées ou les exclus, en les replaçant au centre d’une relation fondée sur l’écoute et la patience. L’otium, en parallèle, offre aux individus un espace pour se reconnecter à eux-mêmes, cultiver leur esprit critique et contribuer au bien commun. Tous deux s’opposent à la frénésie moderne pour valoriser un temps long et qualitatif, où l’attention, à soi comme aux autres, devient un acte éthique.


Une transformation sociale et politique nécessaire

Le soin, comme l’otium, ne peut se limiter à une démarche individuelle : il exige une transformation des institutions et des structures sociales. Cynthia Fleury plaide pour des politiques qui mettent l’humain au centre, loin des approches purement technicistes ou gestionnaires. De même, l’otium appelle à une refonte des priorités sociétales pour permettre à chacun, indépendamment de son statut ou de ses moyens, d’accéder à un temps libre véritablement émancipateur.


Une résistance face à la société de l’urgence

Défendre le soin et l’otium, c’est en somme résister à une société qui privilégie l’utile au détriment de l’essentiel. C’est réaffirmer que la vulnérabilité, la réflexion et la collaboration sont les piliers d’une société humaine et éthique. Ces concepts nous invitent à ralentir, à recentrer nos efforts sur ce qui compte réellement, et à reconstruire des relations fondées sur la dignité et le sens.



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Fleury, C. (2019). Le soin est un humanisme. Gallimard.




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