Le temps de vivre par Boris Vian
- Sandie Carissan
- 19 oct. 2024
- 5 min de lecture
Il a dévalé la colline
Ses pas faisaient rouler les pierres
Là-haut entre les quatre murs
La sirène chantait sans joie
Il respirait l’odeur des arbres
Avec son corps comme une forge
La lumière l’accompagnait
Et lui faisait danser son ombre
Pourvu qu’ils me laissent le temps
Il sautait à travers les herbes
Il a cueilli deux feuilles jaunes
Gorgées de sève et de soleil
Les canons d’acier bleu crachaient
De courtes flammes de feu sec
Pourvu qu’ils me laissent le temps
Il est arrivé près de l’eau
Il y a plongé son visage
Il riait de joie il a bu
Pourvu qu’ils me laissent le temps
Il s’est relevé pour sauter
Pourvu qu’ils me laissent le temps
Une abeille de cuivre chaud
L’a foudroyé sur l’autre rive
Le sang et l’eau se sont mêlés
Il avait eu le temps de voir
Le temps de boire à ce ruisseau
Le temps de porter à sa bouche
Deux feuilles gorgées de soleil
Le temps d’atteindre l’autre rive
Le temps de rire aux assassins
Le temps de courir vers la femme
Il avait eu le temps de vivre.
Dans un monde où le temps semble filer à toute vitesse, le poème de Boris Vian résonne particulièrement avec ma réflexion sur le rapport au temps...
Ce texte, qui narre la fuite d'un homme en quête d’instants de vie avant d'être attrapé par la mort, semble être une allégorie de notre époque.
(Bon… ça fait un peu peur dit comme ça☠️😹)
Je m'explique. L'homme, affrontant un contexte de guerre, cherche à savourer des moments simples — respirer l'odeur des arbres, boire à un ruisseau — tout en sachant que sa fin approche. Cette tension entre le désir de vivre pleinement et l'ombre de la « fin », me fait écho à nos propres vies, souvent prises dans un tourbillon de vitesse et d'exigences.
Alors, comment ce poème éclaire-t-il notre relation au temps, à la nature et à la mort dans le monde moderne ?
La quête du temps dans une société qui va vite
Le refrain "Pourvu qu’ils me laissent le temps" structure le poème, répétant sans cesse ce souhait. L’homme court contre la montre, en quête de temps pour simplement être, pour vivre. Ce refrain semble étrangement familier dans notre société actuelle. À l'ère de l'hyperconnexion, des délais incessants, des attentes professionnelles et personnelles, beaucoup d'entre nous ressentons cette urgence constante : trouver du temps pour nous-mêmes, pour nos proches, pour profiter des choses simples.
Le poème souligne que cette quête de temps est universelle et intemporelle. Que ce soit pour échapper à une menace concrète comme la guerre dans le texte, ou à une menace plus diffuse comme le burn-out, la perte de sens ou la fatigue chronique dans notre société, nous cherchons des instants pour se sentir vivre vraiment. Un besoin impérieux de ralentir et de savourer des moments essentiels, souvent perçus comme trop brefs.
L'illusion de la maîtrise du temps dans le monde moderne
Cependant, contrairement à l’homme du poème qui se trouve dans un environnement naturel — entre la colline, les arbres et le ruisseau —, nous vivons majoritairement dans des environnements artificiels, urbains, où le temps est souvent dicté par des horloges, des algorithmes, des échéances. Si le poème met en scène un individu qui lutte contre un temps extérieur (le danger de la guerre), notre lutte moderne est davantage interne : nous sommes nos propres oppresseurs, cherchant à maximiser chaque minute, persuadés que nous pouvons "gagner" du temps en étant plus efficaces, plus performants.
Ce besoin de contrôle est une illusion. Le poème nous rappelle, à travers l’image tragique de l’homme abattu par "l’abeille de cuivre chaud", que la vie est imprévisible et que nous ne pouvons jamais vraiment maîtriser le temps qui nous est imparti. Cette balle, représentée sous la forme d'une abeille, illustre que la mort peut survenir de manière imprévisible et surprenante. Dans nos vies modernes, nous avons peu à peu perdu de vue cette vérité inéluctable, souvent bercés par le rythme effréné du quotidien et l'idée que le temps s'étend toujours devant nous.
La nature
Dans le poème, la nature joue un rôle central. L'homme respire l'odeur des arbres, il cueille des feuilles jaunes gorgées de soleil, il boit à un ruisseau. Ces gestes simples et apaisants contrastent avec la violence des "canons d’acier bleu" qui le poursuivent. Aujourd'hui, la nature est souvent reléguée au second plan, dans des sociétés (hyper-urbanisées), la connexion à la nature se perd au profit des écrans et de la technologie. Nous vivons dans un monde où l'accélération de la vie nous éloigne de ces moments simples, comme marcher dans les bois ou sentir la fraîcheur de l'eau sur notre peau.
Cependant, le poème nous invite à reconsidérer cette relation. À l’image de l’homme qui, en pleine fuite, prend le temps de boire à un ruisseau, nous aussi pourrions parfois suspendre notre course et revenir à l’essentiel. La nature est présentée ici comme un refuge, un rappel de la beauté et de la simplicité.
L’urgence de vivre pleinement, ce parallèle avec nos vies modernes
Ce qui rend ce poème si universel est l'idée que, malgré la brièveté de la vie, chaque moment compte. L’homme, bien qu’il soit mort trop tôt, a eu "le temps de voir", "le temps de boire", "le temps de rire". Cette idée que la qualité d’une vie peut se mesurer non pas à sa durée, mais à l’intensité des expériences vécues, trouve une résonance particulière dans notre époque. Même si cela peut sembler galvaudé ou niais, dans le tourbillon de nos vies accélérées, il nous arrive d'oublier que l'essence même de l'existence se trouve dans ces moments de pleine présence, où nous sommes en connexion sincère avec nous-mêmes, les autres, et le monde qui nous entoure (enfin, ça se discute, mais j’amène ici mon avis ;)).
Comme dans le poème, nous sommes en quête de temps, mais ce temps nous échappe. Si nous ne ralentissons pas pour "respirer l’odeur des arbres" ou "boire à ce ruisseau", nous risquons, nous aussi, de ne pas avoir "le temps de vivre", même si nous vivons longtemps.
Prendre le temps de vivre
Ce poème ne me semble pas n’être qu’un récit de fuite et de mort, mais au contraire…
Une ode à la vie vécue pleinement, même dans l’urgence et la menace.
Le poème nous invite à ralentir, à savourer, car au fond, "il avait eu le temps de vivre", et c’est là tout ce qui importe.
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Vian, B. (1997). Le temps de vivre. Dans Je voudrais pas crever

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