Travail, aliénation et réappropriation du temps libre 3/5
- Sandie Carissan
- 15 janv.
- 3 min de lecture
Cet article fait partie d'une série spéciale consacrée à L’Otium du peuple : À la reconquête du temps libre de Jean-Miguel Pire, un ouvrage qui propose de redécouvrir le temps libre comme un espace d’émancipation personnelle et collective dans nos sociétés contemporaines.

Dans un monde où la productivité est glorifiée et le temps libre souvent perçu comme un luxe ou une faiblesse, le concept d'otium semble à contre-courant. Pourtant, il offre une critique puissante de l'aliénation contemporaine et des solutions pour redonner du sens à nos vies. Jean-Miguel Pire explore les obstacles historiques et modernes à l’otium, ainsi que les pistes pour réinventer notre rapport au temps.
1. La domination du travail : Une aliénation historique et moderne
Un héritage romain et chrétien
Dans le monde romain, l’otium, qui était central dans la pensée grecque, a été relégué à une place secondaire par rapport au negotium, c’est-à-dire les activités productives et utiles. Les Grecs voyaient le loisir comme une opportunité précieuse pour réfléchir et chercher la vérité. En revanche, les Romains valorisaient davantage l’action concrète et le travail. Plus tard, le christianisme a amplifié cette vision en faisant du travail une valeur morale importante et en critiquant l'oisiveté, sauf si elle était dédiée à des pratiques religieuses (ce qu’ils appelaient otium religiosum).
Modernité : l’ère du travail aliénant
La Révolution industrielle a exacerbé cette subordination du loisir au travail, réduisant le temps libre à un simple moment de récupération physique. Aujourd’hui, le phénomène s’est aggravé avec la marchandisation des emplois. David Graeber a conceptualisé les bullshit jobs, ces emplois dénués de sens qui enferment les individus dans une routine absurde, où la rentabilité et la productivité priment sur la créativité et l’épanouissement personnel.
2. Le temps libre vidé de sa substance : Une nouvelle forme d’aliénation
La marchandisation de l’attention
Dans le contexte contemporain, le temps libre est largement capté par l'économie numérique. Les écrans, le scrolling infini, et les plateformes sociales transforment notre "temps de cerveau disponible" en une ressource monétisée par les industries publicitaires. Ce temps, au lieu d’être un moment de réflexion ou de créativité, devient une succession de distractions vides.
Perte d’autonomie mentale
Le divertissement numérique, bien qu’accessible et omniprésent, compromet notre capacité à penser de manière autonome. La créativité, la contemplation et l’introspection, jadis au cœur de l’otium, cèdent la place à une consommation passive d’informations et de contenus où l’individu se laisse guider par les algorithmes.
3. Vers un rééquilibrage : Redonner du sens au temps libre
Initiatives modernes
Face à cette aliénation, des mouvements tels que le slow living, la décroissance, ou le droit à la déconnexion offrent des pistes intéressantes pour réinventer notre rapport au temps. Ces initiatives cherchent à ralentir le rythme de vie, à redéfinir les priorités et à encourager des moments de déconnexion des écrans et du travail.
Revalorisation de l’otium
Repenser le temps libre comme un espace de loisir fécond implique de le sortir de la logique marchande. Cela signifie retrouver la capacité à utiliser ce temps pour des activités désintéressées : lecture, méditation, apprentissage, ou simplement la contemplation. Loin d’être une perte de temps, ces moments permettent de renforcer l’autonomie personnelle, de construire une réflexion critique et de contribuer au bien commun.
La réappropriation du temps libre est un enjeu crucial dans nos sociétés modernes. L’otium, en tant que loisir fécond, propose une alternative émancipatrice face à la double aliénation du travail et des écrans. Il invite à ralentir, réfléchir, et transformer le temps libre en un espace de créativité et de liberté. Dans un monde dominé par la productivité et la distraction, renouer avec l’otium pourrait bien être la clé pour réinventer nos modes de vie.
Mais au-delà d’un défi individuel, l’otium ouvre aussi la voie à une transformation collective, en réinterrogeant notre rapport à la démocratie et au bien commun, comme nous le verrons dans le prochain article.
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Pire, J.-M. (2024). L'otium du peuple : À la reconquête du temps libre. Éditions Sciences Humaines.
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